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Négliger l'éthique, pour plus d'efficacité dans la collecte ?

25 Mai 2015 - Est-ce à raison que la plupart des associations belges s’imposent des balises sévères en matière de pourcentage de frais de collecte, et récusent le recours fréquent à des appels de fonds à tonalité misérabiliste ?
Certaines campagnes de prospection de donateurs s'embarrassent fort peu de pareilles considérations d'ordre éthique. Leurs techniques de collecte privilégient davantage une optimisation immédiate des recettes (résultat net), souvent associée à un pourcentage très élevé de frais de collecte.  

Tel est du moins le constat que font certains au vu du succès de coûteuses campagnes de prospection réalisées à l‘initiative d’associations - tel Mercy Ships Belgium ou Child Help - qui ont d'ailleurs choisi de ne pas souscrire au code de conduite éthique mis en place par l’A.E.R.F. (Association pour une Ethique dans les Récoltes de Fonds).

 

Mercy Ships

C’est ainsi que Mercy Ships Belgium, association fondée en décembre 2009, comptait quatre ans plus tard 20.000 donateurs mobilisés sur base de fréquents appels aux dons, souvent rédigés à partir de témoignages et de visuels à tonalité tragique.

La collecte de fonds de Mercy Ships s’élevait déjà à 1,5 millions de dons par an en 2013, sans que ce montant ait été gonflé par l'apport d'un legs exceptionnel. 
L’association sous-traite ses opérations de prospection auprès de la société DSC (Direct Social Communications).

Lire : 'Ethique de la collecte : témoignage de Direct Social Communications'

Quelques années plus tôt, l'association 'Christian Blind Mission' (CBM) devenue depuis lors 'Lumière pour le Monde' avait également connu plusieurs années de progression foudroyante de sa collecte de fonds sur le marché belge, également sur base d'appels de fonds récurrents.
Les mailings de 'Lumière pour le monde' sont réalisés en interne, et  proposent le plus souvent au donateur de contribuer à rendre la vue à un enfant atteint de cécité.

 

Campagne de Noma: ‘Rendez leur sourire à ces petits visages défigurés.’

Et voici que depuis début 2015 l’asbl Noma, nouvel acteur sur le marché belge de la collecte, sollicite à son tour nos concitoyens, dont notamment les lecteurs de La Libre Belgique et de l’hebdomadaire Dimanche, sur base d’un appel aux dons truffé de visuels particulièrement durs (confer visuels 'Sarai Ali' et 'Malia Amadou'), que d’aucuns auront probablement jugé inappropriés.
De création toute récente, dirigée par trois administrateurs qui résident tous en Allemagne, l’association belge Noma a établi son siège social à Bruxelles, à l’adresse de la société commerciale DSC.
Madame Ute Winkler-Stumpf, présidente du Conseil d'administration, nous confirme depuis Berlin que l’asbl qu’elle dirige ainsi à distance a chargé la société DSC de gérer toutes les opérations de prospection ainsi que de gestion des donateurs.
Elle reconnait que l’association belge ne compte guère de membre ou réseau de bénévoles en Belgique au moment (avril/mai 2015) où les premiers mailings massifs de recrutement de donateurs sont lancés.


Il apparait que Madame Ute Winkler-Stumpf dirige par ailleurs l’association allemande Hilfsaktion Noma e.V., qui investit quelque 2 millions d’euros par an dans des campagnes de sensibilisation et des projets, notamment médicaux, en matière de lutte contre le noma.
Hilfsaktion Noma e.V. est affilié à la Fédération internationale Noma, qui regroupe une trentaine d’organisations membres. On précisera volontiers que nul ne conteste le bien-fondé des projets que ces associations mettent en œuvre dans les pays du Sud.

Le réseau international INFA:
montée en puissance des réseaux internationaux d'agences de fundraising

Le mode de lancement de l’asbl Noma, dont l’installation sur le marché belge est donc intégralement pilotée par la société DSC, illustre l’influence discrète mais non moins déterminante des agences privées de fundraising sur le marché de la générosité publique.
Ces opérateurs commerciaux proposent des formules de type ‘full service’ qui permettent de leur sous-traiter entièrement la collecte de fonds. Mais il est également possible pour une association active dans un pays A de sous-traiter intégralement son expansion dans un pays B en faisant appel aux services d'une agence commerciale spécialisée en collecte de fonds. L'agence commerciale veillera à ce qu'une entité juridique sans but lucratif soit créée dans le pays B, dont elle gèrera en réalité elle-même la collecte de fonds. 

L’association Hilfsaktion Noma e.V. collabore avec la société Marketwing GmbH dans le cadre du recrutement de ses donateurs sur le marché allemand. Cette agence allemande de fundraising fait partie de l’International Network for Fundraising Agencies (INFA Network), un important réseau international d’agences commerciales dont est également membre l’agence de fundraising DSC, qui opère depuis Bruxelles. Bien que de taille relativement modeste, Hilfsaktion Noma e.V. a eu ainsi l'opportunité de développer un ambitieux projet de prospection de donateurs sur le marché belge en signant un accord de sous-traitance avec l'opérateur commercial DSC.

On reconnaitra volontiers que les agences commerciales de fundraising regroupées au sein de l’INFA Network proposent  diverses prestations efficaces et nullement critiquables.  Mais leur force de frappe ne manque pas d’étonner, dès lors qu’elles semblent en mesure de procéder pratiquement ex nihilo, comme dans le cas de la jeune asbl Noma, à la création d’associations dont la société commerciale pilote intégralement l’expansion, sur base de fréquents mailings de prospection, souvent à tonalité misérabiliste.

Les agences commerciales, principaux vecteurs de messages 'poverty-porn' ?

On remarque que ces 'fundraising agencies' apprécient particulièrement de pouvoir travailler pour des causes liées à des souffrances physiques qui peuvent être associées à des visuels susceptibles de bouleverser le donateur: lèpre, noma, enfants atteints de cécité, de spina bifida ou d'hydrocéphalie, autres maladies et handicaps physiques nécessitant des interventions chirurgicales impressionnantes.
Ce recours assez fréquent à des témoignages poignants et à des visuels plus ou moins dégradants met presque toujours en scène des personnes déshéritées de l’hémisphère Sud.
Car il est bien évident que l’opinion publique ne supporterait guère que des patients en traitement dans un établissement de soins situé en Belgique soient photographiés et décrits de manière aussi misérabiliste.

La fréquence accrue des appels aux dons à tonalité misérabiliste confirme pour certains la montée en puissance, dans différents pays européens, d'agences commerciales qui préconisent le recours assez systématique aux techniques de prospection agressives propres au charity-business.

Mais la Belgique n'est pas le seul pays dont les donateurs s'étonnent de recevoir parfois des appels aux dons manifestement conçus en vue de choquer et d’exacerber leur culpabilité. Ces pratiques sont d'ailleurs régulièrement dénoncées dans les médias de divers pays anglophones, où on leur attribue volontiers le qualificatif 'poverty-porn.'

-> Lire: 'Emotive charity advertising – has the public had enough?' (article paru dans The Guardian - 29/09/2014)

Privatisation accrue de la collecte, moindre vigilance du secteur associatif 

Un nombre croissant d’associations de taille modeste semblent tentées de sous-traiter complètement leur collecte de fonds.
L'influence de l’agence commerciale en charge du fundraising s’avère dans ce cas de plus en plus souvent décisive, tant dans le choix de la tonalité des messages adressés aux donateurs que dans la fixation du pourcentage maximum des frais de collecte.

D’aucuns croient percevoir un relatif affaiblissement de la fonction de contrôle qui devrait être assumée par les organes décisionnels des associations concernées : Assemblée générale, conseil d’administration.
On s’étonne par exemple d’un évident manque de vigilance et de réactivité dans le cas d'appels de fonds dont la tonalité ne semble pas respecter la dignité, ou ne fut-ce que le ‘droit à l'image’ des bénéficiaires.

L'exemple de l'asbl Noma soulève par ailleurs la question du contrôle associatif relativement aléatoire dans le cas d’une asbl belge uniquement gérée par des administrateurs (allemands) résidant en Allemagne.
Car comment s’assurer que des administrateurs résidant tous à l’étranger exercent un contrôle vigilant sur des opérations de levée de fonds gérées par un sous-traitant commercial qui pourrait être tenté, comme c’est parfois le cas, de produire de fréquents mailings à tonalité misérabiliste, ou de recycler un pourcentage élevé des recettes issues des dons dans de nouvelles opérations de prospection ?

Transparence financière

Les associations qui investissent assez massivement dans des mailings de prospection auraient probablement intérêt à publier des résultats financiers clairs et transparents, en précisant notamment le pourcentage des recettes issues des dons qu'elles affectent d'une part à l'objet social décrit dans leurs appels de fonds, et d'autre part aux divers frais de structure, de communication et de collecte de fonds.

L'association Child Help, dont les comptes 2013 ont le mérite d'être publiés sur le site de l'association, déclare 609.359 € en recettes et 601.302 € en dépenses, montant dont 37% était affecté à des projets mis en oeuvre dans les pays du Sud.
88% des recettes, soit 537.171 €, proviennent de donateurs mobilisés via l'agence commerciale DSC, à côté d'un apport complémentaire de donateurs propres à hauteur de 47.225 €
Les dépenses en matière de communication et de récolte de fonds comprennent notamment les frais de prospection de DSC (361.648 €), les honoraires DSC (48.525 €) et le poste 'Sensibilisation de nos propres donateurs' (159.581 €), soit un montant total de 569.754 €.
On précisera cependant que les comptes mentionnent par ailleurs, au niveau des charges, un montant négatif de - 269.994 € ('Revenus du recrutement de nouveaux donateurs'), en sorte qu'on a au final quelque peine à calculer avec précision le pourcentage total des frais de collecte de cette association.

 

Le secteur associatif belge gagnerait-il à marquer plus clairement ses distances par rapport aux campagnes d’appel aux dons inutilement agressives, produites par certaines agences commerciales ? 
N'y a-t-il lieu de craindre que la multiplication de mailings de type ‘charity-porn’, ainsi que le coût élevé de ces opérations de prospection, suscitent lassitude et irritation auprès des donateurs, dont la confiance vis-à-vis des acteurs de la collecte risque d’être gravement entamée ?

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